Les six épisodes de «Lhomme qui danse» réunis
en trois volets «Claudine et le théâtre», «68
selon Ferdinand» et «Ariane et Ferdinand» peuvent être
considérés comme complémentaires dans leur suite
chronologique tout autant que synoptiques dans leur continuité
thématique:
En effet «Claudine ou léducation», «Le
théâtre selon Ferdinand», «Octobre»,
«Avignon», «Ariane» et «Ferdinand» constituent
autant de facettes dune seule et même quête de Philippe
Caubère, à savoir celle dune dialectique pérenne
avec sa mère qui perpétuerait le temps de ladolescence
au sein de lantagonisme affectif tout en maintenant en suspension les
points de vue filial et maternel à parité.
A lissue de ce troisième et ultime volet, Claudine va quitter
définitivement la scène des fantasmagories de Ferdinand qui
devra se résoudre ou non à jouer lépilogue artistique
du cycle une prochaine fois...si toutefois il devait ressentir la
nécessité douloureuse de rompre un lien potentiellement incestueux
pour gagner une autonomie virtuellement redoutée.
V. ARIANE
Quil se le dise ou non, Philippe Caubère est au sommet de
son art de comédien.
Il semble désormais évoluer en très haute altitude
dans la sphère légère de léquilibriste
se frayant un chemin au milieu de la galerie de portraits quil
interprète plutôt quil ne compose.
Dans «Ariane» donc, Claudine la mère de Ferdinand encadre,
comme à laccoutumé, cette première période
de la Cartoucherie durant laquelle La Mouchkine va confirmer et illustrer
sa réputation de metteuse en scène visionnaire dans des
scènes de création et de répétition
danthologie:
Jamais le talent de mime naura inspiré le génie de
Philippe Caubère avec autant de délire maîtrisé
que lorsquil donne loccasion au personnage de Bernard,
lintellectuel de la troupe, de «faire le chien» à
quatre pattes avec une telle conviction que celui-ci ne parviendra plus à
quitter cette identification avec son alter ego de circonstances.
La «Charcuterie» comme la rebaptise Claudine apparaît
donc bel et bien comme ce lieu de toutes les expérimentations qui
subsiste toujours en 2006:
«1789» et «1893» constituent alors les deux monuments
que prépare Le Théâtre du Soleil doù resurgit
tout le bouillonnement culturel en débat à lépoque:
Fallait-il ou non sacraliser Brecht et sa distanciation portée
comme un étendard en partant à lassaut du spectacle
conventionnel ?
Pendant ce temps, Ariane étudiait des textes en Sanscrit à
lécart de soirées festives où elle puisait son
inspiration au son des Rolling Stones clamant: «No
satisfaction».
La mise en espace de Caubère procède de lépure
en sentourant dun minimum dustensiles symboliques:
Trois chaises, un banc, deux tapis, un coffre, une couronne, deux
châles, un brigadier, un livre de texte sacré.... qui seront
substitués, dès la représentation terminée, par
lindéfectible «servante».
Economie du geste théâtral, émotion sous contrôle,
sobriété de mise en scène impliquent sur les planches,
une volonté dabstraction de plus en plus charismatique.
Cependant hors scène, Philippe Caubère ne cesse de
sinterroger sur la pertinence artistique davoir ainsi consacré
sa vie professionnelle à ce récit autobiographique.
Cette inquiétude rémanente le porte à universaliser
son propos en faisant ressortir son véritable savoir-faire de
comédien: Il nimite pas ses personnages mais il sen fait
leur porte parole incarné.
Y aura-t-il un épilogue? Lauteur en doute, hésitant
entre le désir de laisser son oeuvre inachevée et le souhait
de la voir aboutie afin de savoir, à la fin des fins, si en tant
quartiste, il a effectué le bon choix.
Le plébiscite du public serait-il le meilleur critère
dévaluation?
Aurait-il pu consacrer sa carrière à une ambition
supérieure? Bien que sa mère eût souhaité quil
fût prêtre, sa «mission sacerdotale» est-elle
réalisée de cette manière ou au contraire serait-il
passé à côté de sa destinée? Il ne le saura
sans doute jamais et, à ce titre, il ressemble à tous ses
frères humains, cest ce qui paradoxalement pourrait le rassurer
et eux pareillement!...
VI. FERDINAND
En attendant lépilogue qui reste annoncé pour septembre
2007 par le théâtre du Rond-Point malgré les réticences
et incertitudes de lauteur, «Ferdinand» est à ce jour
la pièce ultime du puzzle de «Lhomme qui danse ou la vraie
Danse du diable ».
Cet épisode final lui-même subdivisé en deux parties
par lentracte confronte Théâtre et Cinéma au coeur
de leur expression spécifique où sera jouée chacune
dans une pénombre relative, les répétitions de deux
scènes difficiles à régler tout en épuisant la
notion de perfectibilité au prorata du signifiant recherché.
Dans un premier temps, Ariane Mnouchkine règle la chorégraphie
de Josette en quête dun personnage fantasque et aérien
pour ne pas dire proche dun «fou volant»; dans le second
le récit de tournage de «Molière» va accompagner
lagonie de Claudine en un manège en folie où la caméra
cherchera le bon déroulement dun plan séquence qui devra
se conclure par un incongru: «Je suis heureux, je suis assis».
Plus que jamais prétexte à approfondir le concept de
récurrence jusque dans ses retranchements les plus éloignés,
cette mise en abîme dont Ferdinand est le premier à railler
la fonction à la mode, permet néanmoins à Philippe
Caubère en passant dune créativité à deux
pôles à celle de toute une équipe technique et artistique,
de jongler avec les compétences, les angles de vue pour atteindre
le stade idéal, celui où il ne faudra surtout ne plus toucher
à rien!...
Si ce ressassement pourra sembler traîner quelque peu en longueur
lors de sa mise au point fastidieuse dans une Cartoucherie en rupture de
courant électrique, cest ensuite à la lumière
vacillante dun candélabre que Molière va sapprocher
en cercles concentriques de plus en plus rapprochés de sa propre mise
à mort sur scène alors que Claudine y incarnera le double de
cette réalité ultime, à son corps lui aussi très
mal défendu des assauts de la faucheuse.
Virevoltant sur limmense scène du Rond-Point presque trop
petite pour lambition de son labyrinthe affectif et créateur,
Philippe Caubère apparaît plus que jamais au sommet de son art
tant le geste est sûr et précis au regard dune énergie
dépensée sans compter.
Le plébiscite que lui accorde le public en standing ovation est
à nul autre pareil; lempathie et la complicité se joignent
en un même élan pour applaudir celui dont la mégalomanie
revendiquée est parvenue jusqu' aux confins de la mesure symbolique
assumée.
Philippe Caubère eut jadis comme modèle Gérard Philippe
et Mick Jagger, cest en devenant Claudine sa mère et Ariane
son pygmalion quil a pu faire fi de son égocentrisme et transgresser
son orgueil légitime en sen distanciant dans le regard de
lautre.
Savoir tirer parti de ses qualités et défauts selon la grille
de ses fantasmes, voilà lenjeu du comédien en puissance
qui puise auprès de ses modèles la grâce de devenir
provisoirement autrui en devenant lui-même.
Ce jeu de miroir fonctionnant de manière réciproque à
lintention du spectateur, il nest pas surprenant que ce dernier
sengage lui aussi, en confiant son admiration à celui qui aurait
tout compris jusquà lindicible et qui vous le renverrait
au centuple de lémotion, de lhumour implicite et du
rire.
Theothea le 14/12/06