Dun fantôme à lautre voici, après celui
de lOpéra parti en fumée en 2017 avant même que
son ombre ne foule la scène de Mogador, celui de Sam qui, depuis 2011,
hante sa propre comédie musicale de Manchester à Broadway en
passant par la Russie pour parvenir aujourdhui à Paris,
accompagné de ses bonnes fées plus que jamais penchées
avec affection sur son spectre poursuivant Molly.
En effet, lors de la Master Class précédant la première
de gala, ils étaient tous là, à commencer par Bruce
Joel Rubin à la fois auteur du film et adaptateur du Musical ainsi
que Dave Stewart & Glen Ballard compositeurs et coauteurs des paroles,
pour accompagner chaleureusement les trois
« étoiles » de la version française.
Bien entendu, la carrière de Claudia Tagbo succédant au
rôle de Oda Mae créé au cinéma par Whoopi Goldberg
a déjà dépassé le stade de la notoriété
francophone; sa fougue et son esprit dà-propos savent capter
demblée lintérêt du public et son humour
fait merveille pour interpréter laspect arnaqueur de la
cartomancienne.
Moniek Boersma, dorigine hollandaise, retrouvant les planches de
Mogador quelle avait côtoyées pour « Le Bal des Vampires
», possède la voix comme le feeling en phase et au diapason pour
exprimer autant la sensibilité que le traumatisme émotionnel
de Molly.
Quant à Grégory Benchenafi, déjà coutumier
de spectacles en vue, « Mike Brant », « Dorian
Gay », « Mistinguett », « Les parapluies
de Cherbourg » et récemment « Chance! »,
pressenti initialement pour jouer le rôle du méchant Carl, voici
quà la dernière étape du casting, cest celui
de Sam qui lui tendait les bras et dès lors le comédien-chanteur
se trouvait projeté en pleine candeur dans son inattendue transparence
fantomatique.
Cest, par suite, le canadien Philippe Touzel qui, jouant pour la
première fois en Europe, investissait le personnage de Carl, ce faux
ami.
« Je crois en les forces de lesprit et je ne vous
quitterai pas » avait déclaré François Mitterrand
lannée précédant sa disparition, cest en
quelque sorte une variante de cette conviction qui sempare de Sam lors
du crime inattendu et brutal provoquant immédiatement le
dédoublement de son subconscient cherchant coûte que coûte
à maintenir le contact avec Molly.
A linstar de « Hôtel des deux mondes »
dEric-Emmanuel Schmitt, cest également dans un entre-deux,
fac-similé du purgatoire, que Sam va chercher âme qui vive pour
intercéder auprès de Molly alors quil la poursuit au
quotidien mais quelle ne le voit point même lorsquils se
frôlent.
Cest notamment par lintermédiaire dune voyante
bizarroïde & burlesque quil parviendra à déchiffrer
les obstacles entravant la communication avec lau-delà. De
surcroît, la fréquentation fortuite dun marginal doué
de dons parapsychiques lui permettra lapprentissage de savoir-faire
suprasensibles.
Cependant la découverte, dans sa quête doutre-monde,
que son meurtre est vraisemblablement un coup monté démontre
alors à ses yeux que son amoureuse est en grand danger.
Quadviendra-t-il donc de la relation entre Molly et Sam à
lapproche de leurs retrouvailles potentielles de lautre
côté du miroir, à travers la transmission dune
pensée interactive ?
Par intuition, la réponse devrait pouvoir sinitier au cur
de la puissance relationnelle qui les avait accompagnés
jusquà linstant fatal ?
Si la scène mythique de la poterie étayée par la
chanson culte « Unchained Melody » sévaluait
en valeur symbolique, sans doute celle-ci détiendrait-elle la clef
codée de la passion affranchie de toute contingence.
En effet, accompagnée de formidables effets spéciaux et
de chorégraphies en prise sur lémotion, la mise en
scène de Véronique Bandelier sempare de cette histoire
damour en menace ultime pour en projeter les lignes de force
scénographiques bien au-delà de la conscience.
La transgression du rationnel parachève dans limaginaire
du spectateur une fin en apothéose que chacun pourra rendre magique
au gré de sa confiance en la réalité
transcendée.
Si, après avoir mis les pieds à létrier du
jeune comédien Simon Abkarian en formation durant huit années
auprès de la troupe du Soleil, Ariane Mnouchkine laccueille,
de nouveau à La Cartoucherie, dune année sur lautre,
avec sa Compagnie des 5 Roues dabord pour son diptyque
« Au-delà des ténèbres » et maintenant
pour « Electre des bas-fonds », cest bel et bien
que lillustre fondatrice non seulement soutient ces réalisations
mais, sans doute aussi, y voit-elle un fort lien de filiation, de transmission
et peut-être même imagine-t-elle, qui sait, un potentiel futur
passage de relais pour le Théâtre du Soleil créé
par elle en 1964.
Si le souffle épique soulevant et emportant les créations
dAriane ont influé depuis plus dun(e) artiste, tous
nont pas pu ou su relever le défi de sen émanciper
identitairement tout en restant au plus près de lesprit qui
nourrit et agit de lintérieur ces grandes fresques mythologiques
à la fois cyclopéennes et homériques se révélant
dans un même élan scénographique, transcendantes et
métaphoriques de notre époque, celle-ci étant plus que
jamais en quête de repères signifiants.
En effet, si par exemple les mondes imaginaires de Philippe Caubère
et Simon Abkarian ont été, tour à tour, profondément
marqués et déterminés par le travail ontologique auquel
a notamment contribué, en ces ateliers du Soleil, Hélène
Cixous, lun a pris son envol en adoptant la quête autobiographique
dans sa dimension anthropologique, lautre semble projeter son propre
univers fantasmagorique dans une perception intemporelle du patrimoine
théâtral.
A chacun donc son art et sa manière, éclairés fort
opportunément par la passionnante perspective dune prochaine
reprise au Soleil de « Une Chambre en Inde » en alternance
avec « Notre petit Mahabharata » initiés
collectivement par Ariane.
Et voici quen prémices à cet hommage duel à
la culture orientale, lélève à hauteur du Maître
propose et dispose des lieux légendaires durant plus dun mois,
pour y relater une fable de son crû à la manière, excusez
du peu, dEuripide, de Sophocle et dEschyle unis pour la cause.
Electre y est toujours, bien sûr, la sur dOreste et
Agamemnon y reste leur père assassiné par Egisthe, amant de
Clytemnestre, leur mère désormais maudite.
Mais si Simon a voulu, là également, saffranchir
dune référence plus précisément
dédiée à lun de ces fameux auteurs antiques,
cest pour mieux leur être fidèle à eux trois en
esprit tout en ayant la faculté et lindépendance
dadapter son propre récit en phase avec la musique Rock and
Soul ainsi quavec un style chorégraphique asiatique en pleine
inventivité.
Par ailleurs, en se délivrant des contraintes du genre, imaginer
Oreste sous une apparence féminine à y méprendre
successivement sa sur et sa mère, lauteur-réalisateur
en conçoit une sorte de transgression absolue où aucune limite
contingente ne serait en mesure darrêter le processus atavique
de vengeance filiale dun frère et dune sur
désespérés davoir été spoliés
du sens de leurs existences respectives.
Alors effectivement au cur dune véritable
épopée « Mnouchkinienne », Simon Abkarian
engouffre sa troupe de 14 comédiennes-danseuses et 6
comédiens-danseurs dans les bas-fonds dArgos à la veille
dune luxuriante fête des morts où certains « bons
vivants » devront payer le prix fort afin de rendre leurs comptes
ultimes à la conscience collective ne pouvant se résoudre à
la soumission et à la servilité.
Par essence sous forme de théâtre musical et
chorégraphique, ce spectacle ne craint pas lemphase et la
récurrence, pourvu que le ressentiment interne puisse sy exprimer
selon tous les pores de la peau, celle des artistes sur scène, avec
lobjectif chevillé jusquà la lie de trucider la
corruption criminelle dûment identifiée.
Ce spectacle est un manifeste régal tout ouïe face à
la faramineuse vision dun monde masculin-féminin à dominante
noir et blanc en proie aux démons du pouvoir indubitablement mal
maîtrisés. Longue vie au Soleil !
avec
Michel
Sardou, Lisa Martino, Nicole Croisille, Carole Richert, Eric Laugérias,
Patrick Raynal, Laurent spielvogel, Michel Dussarrat & Dorothée
Deblaton
Nommé sept fois aux Molières 2019 pour son fabuleux «
Canard à lorange », Nicolas Briançon revient au
devant de la scène parisienne en seffaçant discrètement
des planches au profit de Michel Sardou que, pour la première fois,
il guide avec intuition précise du rythme et selon un style de direction
adapté soigneusement au tempérament du chanteur ayant tiré
sa révérence en 2018 pour devenir délibérément
comédien à plein temps.
En choisissant Guitry pour faire uvre commune, Michel & Nicolas
se positionnent en compagnonnage de prédilection apte à tirer
ensemble les marrons du feu avec grâce et suprématie.
Récemment, le metteur en scène sétait
déjà régalé en montant « Faisons un rêve
» du même Guitry alors que le comédien, jeune retraité
de la chanson, lui, a le souvenir encore épaté davoir
vu, au Xxème siècle, Jackie sa fameuse mère, elle aussi,
dans « Nécoutez pas Mesdames ».
Alors aujourdhui, Michel ne cherche surtout pas à imiter,
comme cest souvent le cas dans les reprises du Maître, le personnage
si caractéristique de Sacha avec ses intonations, sa gestuelle, ses
postures misogynes ciblées ou feintes ; non, celui-là joue
au naturel, sans affectation ostentatoire mais bel et bien avec une certaine
distanciation judicieusement évaluée au prorata des divers
enjeux relationnels rencontrés a posteriori dun supputé
constat dadultère.
Aussi, quasiment présent sur scène de manière permanente,
Daniel Bachelet (Michel Sardou) prend son temps de répudier tranquillement
Madeleine (Lisa Martino) apparemment infidèle, puis de recevoir à
son domicile, sans effusion démesurée, sa première
épouse ainsi que son ex-maîtresse prêtes chacune à
reprendre du service conjugal alors que, de surcroît, en tant
quantiquaire, il ira jusquà négocier des
investissements picturaux douteux afin de mieux renvoyer tout ce joli
monde dos à dos.
En incarnant son rôle de manière éminemment placide,
ses partenaires peuvent, en toile de fond, intriguer, sillusionner
et tirer des plans sur la comète alors que Guitry, sadressant
aux spectateurs par-dessus son épaule, lui aura demblée
soufflé :
« Les femmes mentent comme elles respirent. Cela fait partie de leur
charme. Cependant lorsquelles rompent le contrat de confiance, il faut
avoir lautorité de sen débarrasser ou au moins
donner limpression de le faire »
La pièce avait pu alors débuter en cherchant à
démontrer ce postulat « néo machiste » ainsi exposé
bien que lauteur aurait lélégance de le conclure
avec tact.
Les huit partenaires du toujours « Crooner » dans lâme,
le public en témoigne par sa présence valant plébiscite,
ont la part belle pour effectuer des numéros dacteurs successifs
mettant en valeur laura du meneur de jeu charismatique prêt à
renvoyer cinglant toute balle associée à une réplique
fusant nette et ne souffrant point la discussion.
Madeleine donc en instance de divorce, Julie (Nicole Croisille) en favorite
dantan, Valentine (Carole Richert) en première épouse,
toutes convoitant le retour en grâce sont en quête de recouvrer
leur zone dinfluence spécifique sentremêlant selon
un imbroglio de liaisons de traverse que la concurrence maritale de Michel
Aubrions (Patrick Raynal) aura contribué à tisser plus ou moins
à son insu.
Cest au bout du compte le compromis permettant à chacun de
préserver son honneur et sa dignité qui fera office de juge
de paix des ménages alors que Laurent Spielvogel et Eric Laugerias
auront eux, durant cette suite de mésaventures, fait office de diversion
cocasse et surtout de mouches du coche.
Tout ce méli-mélo conjugal savère brillant,
subtil, très drôle et, assurément, il est possible
daffirmer que, sur scène comme dans la salle, chacun aura
passé une excellente soirée en compagnie de monstres
sacrés ceux daujourdhui sous lauspice de celui
dhier.
Hiriko Takai, ayant initié en 2015 au Japon son spectacle sur la
traditionnelle cérémonie du thé en conviant les spectateurs
à se rendre dans un pavillon de thé dévolu, vêtus
de préférence de kimonos pour bénéficier dun
tarif préférentiel, en a adapté la scénographie
en perspective de sa présentation, lors de cet automne 2019, à
La MCJP de Paris, dans sa grande salle modulable.
Celle-ci a été restructurée, pour la circonstance,
en dispositif bi-frontal avec de part et dautre de la scène
centrale rehaussée dun mètre quelques alignements de
coussinets disposés à même le sol encadrés à
larrière dune rangée de chaises.
Dores et déjà, sur le tatami était placé
latéralement lensemble des ustensiles nécessaires à
la préparation du thé et plus spécialement du matcha,
sorte de poudre verte moulue et broyée, utilisée
spécifiquement lors de cette cérémonie.
Une pâtisserie dédiée accompagne systématiquement
la dégustation afin notamment de compenser lamertume recouvrant
les propriétés bénéfiques à la
santé.
A lissue de la représentation les six comédiens servaient
donc aux spectateurs un bol de matcha préparé en coulisses
avec une pâtisserie créée, en loccurrence, par
Takanori Murata.
La pièce rend compte du 5ème anniversaire de la disparition
dun maître de thé auquel ses disciples vont rendre hommage
en conviant sa fille à venir partager avec eux cette
cérémonie.
La préparation et le séquencement en temps réel donnent
lopportunité dévoquer la philosophie de cet art
ancestral ritualisé ainsi que les enjeux de sa transmission.
Sept représentations étaient programmées sur quatre
soirées dont deux se prolongeaient par une rencontre/débat
entre Hiroko Takai, lauteure-metteuse en scène et Aya Soejma,
la consultante spectacle et traductrice.
Le public fut très attentif à la découverte de ces
pratiques symboliques représentatives dun art de vivre au sein
de liens relationnels codifiés, patrimoniaux et
fédérateurs.