avecMichel Favory, Véronique Vella, Éric
Génovèse, Florence Viala,Julie Sicard, Loïc Corbery, Nicolas Lormeau,
Adeline d'Hermy, Jérémy Lopez, Sébastien Pouderoux,
Anna Cervinka, Rebecca Marder, Julien Frison et les comédiens de
lacadémie de la Comédie-Française Vianney Arcel,
Robin Azéma, Jérémy Berthoud, Héloïse Cholley,
Fanny Jouffroy, Emma Laristan
Certes, la perspective de voir et revoir cette pièce de Tchékhov
est, à chaque fois, un plaisir récurrent inextinguible.
Savoir quun metteur en scène sest à nouveau
impliqué pour en extraire une intimité subjective qui, en retour,
fera écho aux versions précédemment appréciées,
est en soi un agrément à nul autre pareil.
Car « La Cerisaie », cest toute la nostalgie
dune époque sapprêtant, quon le veuille ou
non, à faire place nette à une autre vie peut-être
plus prometteuse mais en sachant pertinemment que lon y perdra sans
doute ce quil y a de plus cher ce à quoi on tenait par-dessus
tout.
Et à chaque fois, cet enjeu sesquisse avec la personnalité
des comédiens forcément investis au plus profond
deux-mêmes selon une mise en scène qui accentuera, selon
sa palette spécifique, telle ou telle dimension émotionnelle.
Loin de toute surenchère des sentiments, Clément
Hervieu-léger cherche, lui, à atteindre lévidence
naturelle, en sappuyant sur le ressenti des personnages, pour construire
des êtres en osmose avec leur destinée assumée.
Cette volonté de justesse de ton est communicative avec celle de
la créativité mise au service de cette production à
la Comédie Française au travers de tous ses talents artisanaux.
Ainsi en est-il du décor à juste titre très explicite
dans les intentions de ses concepteurs souhaitant dune part faire lien
entre intériorité et extériorité, dautre
part laisser lexpression libre à tous les possibles qui
surviendraient au fil des répétitions.
Faisant, par exemple, le choix dune rusticité de bon aloi,
le bois et la teinte vert/bleu font dominante avantageuse dun tel dessein
en élevant une sorte décran charpenté au premier
tiers de la profondeur scénique.
Durant une période transitoire, une partie de cette applique frontale
souvrira sur elle-même, telle une porte sur ses charnières,
afin de découvrir la totalité de cette profondeur de champ
laissée à cet instant disponible pour la fête organisée
lors du retour attendu de Lopakhine qui sétait absenté
pour cause de mise aux enchères de la maison avec sa cerisaie.
Le bal champêtre qui y est improvisé se présente comme
le temps fort de cette réalisation en entraînant momentanément
les esprits et les curs loin de toutes les contingences convoquées
au sein de ce milieu aristocratique en voie de déchéance.
De fait ce décor, faisant la part belle aux signes reconstituant
notamment toute la généalogie de ceux qui y vécurent
à travers photos, tableaux et autres objets muraux, se présente
comme une avancée montant très haut vers les cintres, davantage
à la manière dune grange réhabilitée
plutôt quune dune maisonnée élaborée
autour dun chaleureux âtre domestique.
Ce parti pris scénographique éminemment respectable nest
pas pour autant en mesure de suggérer, de manière palpable,
laffectivité qui pourrait relier intimement chacun des protagonistes
à son vécu rural dans ce havre protecteur.
Il en résulte une forme de distanciation virtuelle que chacun pourra
exprimer en se recentrant sur le texte à incarner parmi ses acolytes
familiaux.
Disons que lintensité ressentie aura tendance à venir
essentiellement de la nostalgie évoquée face à la peinture
évocatrice de la cerisaie exposée plein centre plutôt
que dun réel rapport charnel à lensemble du lieu
ainsi élaboré de manière exclusivement symbolique.
Cependant les comédiens du Français sont bel et bien au
rendez-vous du geste artistique permettant à Tchekhov de sy
sentir bien chez lui.
Faisant équipe, leurs liens de connaissance réciproque
dautant plus renforcés durant les périodes de confinement
(en raison paradoxale de leurs multiples projets de vidéos
numériques), font choc convivial avec cette dynastie russe qui nous
est si familière.
Dans une superbe dualité au sommet, Florence Viala et Loïc
Corbery oeuvrent à pleine crédibilité au charme
évanescent prêt à se dissoudre en direct sous les
sirènes du profit escompté.
De la même façon, au fil de la lutte contradictoire que sy
mènent loisiveté factuelle, le déficit culturel
et lappel au travail, lensemble de la distribution contribue
aux particularités savoureuses imprégnées dans cette
uvre ultime du dramaturge russe au soir de sa vie pour en faire un
fleuron patrimonial qui ne cessera jamais dêtre
plébiscité sur toutes les planches du monde aspirant au
surcroît de civilisation.
Pour un retour en présentiel sur les gradins dun
Théâtre, la mise en scène dAlain Françon
est un véritable régal impressionniste.
Celui qui est passé, il y a quelques mois, au plus près
des affres dune agression criminelle gratuite, donnant en retour à
la saveur de la vie une profusion de sensations contradictoires dont il
résulte une appréciation indicible de linstant présent,
indique que la maturation et lélaboration de son travail artistique
se sont poursuivies tout au long de sa période de convalescence durant
laquelle la pièce de Marivaux non seulement ne le quittait pas des
yeux mais de surcroît lui servait de soutien mobilisateur.
Il est en effet aisé de comprendre que la subtilité et
la richesse du langage dont Marivaux exploite tous les interstices afin de
ne rien ignorer du moindre affect pouvant laisser un doute planer au-dessus
de la mêlée des ressentiments avant même celle des sentiments,
puissent paradoxalement séduire un lecteur devenu vulnérable
face à la succession dinflexions contradictoires défilant
devant son regard médusé sans que la raison puisse avoir les
coudées franches pour oser intervenir.
Ainsi rien ne serait vraiment déterminant mais tout signe compterait
en permanence notamment en amour et en amitié comme dans la vraie
vie prosaïque !
Le rapport de forces incontrôlées ou incontrôlables
dans les destinées humaines serait tel quen sappuyant
dessus plutôt quen feignant de lignorer, permettrait
danticiper la désillusion afin de mieux profiter de la moindre
ouverture vers la reconstruction en perspective de résilience:
Ainsi La Marquise (Georgia Scalliet) & Le Chevalier
(Pierre-François Garel), comme voisins de circonstance affligeante,
lune puisque récemment veuve lautre parce que passé
à un « chouïa » du Grand Amour, se retrouvent
quasiment en tête à tête, dépités par le
sort injuste fait à leur trop grande sensibilité,
jusquà induire lextrême susceptibilité.
Flanqués tous les deux de domestiques dautant plus
zélés que leurs propres intérêts amoureux devraient
être liés à ceux de leurs maîtres respectifs dont
ils seraient avant tout les confidents, tous ainsi obéissent aux
règles et usages dune carte du tendre dont personne ne détient
les secrets et les caprices formels.
Disons que la Marquise et le Chevalier seraient, chacun de leur
côté, prêts à accepter du réconfort venant
de la part de quelquun ayant pu également ressentir la souffrance
dêtre laissé-pour-compte de lamour.
Aussi lamitié leur paraît un excellent compromis pour
épancher réciproquement ce trop-plein de douleur affective
contenu.
Cependant un tiers va rapidement simposer à leur liaison
de fortune tel lempêcheur de tourner en rond alors même
que Lisette (Suzanne De Baecque) et Lubin (Thomas Blanchard) se mêlent
déjà beaucoup de compliquer les motivations
entrecroisées.
De fait, ce comte (Alexandre Ruby) lui na aucun doute sur lamour
quil porte à La Marquise pour la faire revivre au mieux de ses
potentialités mais toutefois les convenances et le savoir-vivre le
portent néanmoins à respecter les desseins de chacun des autres
protagonistes.
Il ne resterait plus alors quà introduire Monsieur Hortensius
(Rodolphe Congé), philosophe pédant, pour brouiller
définitivement tous les plans stratégiques que chacun aurait
pu concevoir et mettre peut-être ainsi un terme définitif à
tous les espoirs secrets en latence jusquà en provoquer
limpasse.
Dans ce jeu de bataille entre Amour & Amitié, tout se passerait
comme si chacun, au moment de tirer la carte qui lui serait favorable, se
dressait radical un mur dincompréhension collective où
finalement la jalousie et les vanités auraient beaucoup à
perdre.
QuAlain Françon, à cet instant de sa vie où
tout lui a paru basculer du mauvais côté de la force, ait pu
saccrocher de toute son énergie à ces « pour
un oui, pour un non » que rien ne semble différencier mais
que tout, au contraire, justifie au plus haut point, comme cet art de vivre
dans lintensité de ce qui ébranle le corps et lesprit
afin de les vivifier et les rendre à nouveau apte à la
dignité du sentiment juste.
Marivaux excelle à ce travail décriture au scalpel;
Alain Françon lui emboîte le pas en y apportant la distanciation
apaisante et surtout beaucoup dhumour salvateur quil sait communiquer
avec bonheur à ses six interprètes arborant tous aisance et
véracité.
Théâtre, Cinéma et vidéo sont désormais
de plus en plus sollicités ensemble au sein du spectacle vivant qui,
en plus de se les approprier comme outils dexpression, ne cesse de
faire progresser leur intrication jusquà susciter de nouvelles
formes dart du spectacle ayant leur propre langage.
A la suite de déjà de nombreuses créations fort
remarquées, Cyril Teste sest quelque peu spécialisé
dans ce domaine audiovisuel à lappui du groupe MxM dont il est
co-fondateur.
Avec cette « Mouette » développée en
temps de pandémie, la perception implicite et explicite du spectateur
est soumise à de tels flux subliminaux quarrive nécessairement
durant la représentation le moment où celui-ci se dit:
« Il faudra que je revoie ce spectacle, car je maperçois
que tels ou tels paramètres mont échappé depuis
le début ».
En effet, confiant dans lexpérience acquise avec ces nouveaux
moyens technologiques, il pourrait apparaître fallacieusement au public
désormais initié, que tout ait été déjà
exploité dans les réalisations déjà vues
précédemment mais Cyril Teste est là pour faire
mentir cette impression surfaite.
Néanmoins, on pourrait dire quau commencement tout semble
simple voire simpliste, une ou plusieurs mini caméras vidéos
reliées par câble à une régie se déplacent
en suivant des acteurs dans un ballet parfaitement synchronisé afin
de faire apparaître sur des écrans plus ou moins spacieux
disséminés dans un décor structuré à dessein,
des images zoomant ou dé-zoomant sur laction théâtrale
en temps réel se déroulant à vue doeil sur cette
même scène.
Ce « b.a.-ba » de lusage vidéo conjugué
à partir de multiples variantes va effectivement amorcer la mise en
place des personnages de la pièce culte de Tchekhov où certains
comédiens eux-mêmes pourront devenir « cameramen
attitrés » mais cependant vont peu à peu se dessiner
sur les deux espaces symétriques latéraux des gestes, des postures,
des comportements hors-champ identifiés comme tels mais aussi
dautres moins patents voire décalés.
A la suite, il pourra apparaître que les images numériques
ne semblent plus en adéquation avec ce que lon discerne des
acteurs en chair et en os, jusquà finir par ne plus voir du
tout ceux-ci et à certains moments dassister à un film
quelquefois en noir et blanc dont les proganistes seraient rejetés
invisibles dans notre inconscient collectif, cest-à-dire
au-delà de limage projetée.
Cyril Teste nous prend ainsi à revers de notre perception mise
en difficulté de voir ce quelle voit puisque laction physique
est subtilisée à notre regard sachant pourtant pertinemment
quil ne sagit point de cinéma enregistré à
lavance mais bien de vidéo en temps réel.
Pour parachever cette expérience mentale et sensorielle, le nec
plus ultra du processus consiste à aménager temporairement
une sorte de lucarne au centre du dispositif scénographique où
peuvent apparaître fugitifs, techniciens, cameramen et acteurs tout
occupés de contribuer à jouer la scène en cours se
déroulant hors notre champ visuel un peu comme si le spectateur
devenait la chambre noire de lappareil photographique en témoin
privilégié focalisant les agissements en coulisses.
De la sorcellerie dûment organisée de façon à
faire douter du bien-fondé de la réalité mais en même
temps remettant au centre de la réflexion lesprit critique du
spectateur pouvant apprécier son degré de connaissance des
intentions tangibles.
Alors évidemment tout cet arsenal pourrait suggérer que
luvre de Tchekhov soit ainsi reléguée à
larrière-plan des préoccupations et peut-être
quil en est ainsi pour ceux qui, trop absorbés par les
considérations techniques mal assimilées pourraient sy
perdre.
Il nen demeure pas moins que le happening vaut dêtre
vécu et quen apprenant à le décoder, celui-ci
peut devenir une véritable stratégie dauteur pour mener
une investigation sur plusieurs plans simultanés par exemple, la raison,
limaginaire, linconscient peuvent sy confronter à
qui mieux mieux et susciter des ressentis à nul autre similaires.
Sachant que Cyril Teste voit dans « La Mouette » la
possibilité de revisiter le mythe ddipe en mettant en
exergue la relation mère-fils, le réalisateur a décidé
de faire circuler linterprétation autour de la dualité
pivot Arkadina et Treplev mettant ainsi en point de mire le conflit
amour-haine.
La Mouette est avant tout une pièce sur le processus de création
artistique perçu selon différents angles de connaissance humaine
où laffectivité, le besoin de considération, la
reconnaissance se disputent lestime ou non de soi, la rivalité,
le besoin de conquérir en marge dun avenir confronté
à la nostalgie et où Nature et Culture y dialectisent en toile
de fond.
On comprend aisément que Cyril Teste ait voulu sy coltiner
avec une distribution parfaitement rodée à cette
déconstruction des personnages mis sous microscope se démultipliant
à laveugle pour notre plus grand bonheur.
La pièce dOscar Wilde triomphait à Londres alors que,
déchu de ses droits dauteur, celui-ci avait été
incarcéré en raison de ses murs alors
réprouvés
Lépoque Victorienne étant ainsi à lorigine
du meilleur comme du pire, lidée dArnaud Denis den
transposer sa scénographie française vers celle des
« Années Folles » avait tout à gagner en
ne conservant que le meilleur dun contexte où subtilité,
esprit, jeu de langage auraient la part belle à faire jaillir la folie
hors des convenances.
Fallait-il encore réussir, après ces mois de confinement,
à tordre linertie incitant à se contenter du
théâtre à la maison via le numérique !
En suscitant une intimité communicative des comédiens sur
les planches jusquaux spectateurs dans la salle, Arnaud Denis se
démultipliait, comme souvent à son habitude, en faisant lien
de sa personne entre réalisation & jeu, entre conception &
interprétation scéniques.
Demblée, lors de la rentrée de septembre accompagné
dun équipage flamboyant, le succès fut au rendez-vous
et ne fit quembellir pour les neuf artistes réunis lors de chaque
lever de rideau jusquà ce soir doctobre où Arnaud
Denis dut laisser sa place vacante, sans doute définitivement pour
lannée 2021, contraint par un accident domestique lui ayant
cassé le genou.
Le miracle, selon les spectateurs présents lors de cette
représentation improbable, cest que le comédien qui le
remplaça au pied levé nen connaissait pas le rôle
et fit donc sa prestation texte à la main sans autre filet de
protection... pour être en définitive acclamé à
tout rompre aux saluts.
Trois semaines plus tard celui-ci évolue plus que jamais comme
un poisson dans leau et paraît être tellement en osmose
avec ce rôle quil semblerait en être le détenteur
choisi initialement par le metteur en scène avec qui, il faut le dire,
il a quelques ressemblances.
Bref, sil fallait accorder des Molières à cette
création pour la cérémonie 2022, Jeoffrey Bourdenet
(à laffiche conjointement de « 12 hommes en
colère ») ne serait pas le dernier de ceux qui
mériteraient mais il faut dire que ses compagnons de scène
sont tous raccord pour un triomphe.
Évidemment, la magistrale Evelyne Buyle atteindrait en toute
légitimité ce Graal mais Olivier Sitruk est si désopilant
et Delphine Depardieu tellement malicieuse quArnaud Denis na
aucun souci à se faire, la trajectoire de sa mise en scène
enjouée na pas décroché dun iota de son
orbite nominale et, même mieux, elle a acquise, avec ces tribulations,
une dynamique que le public, allègre, plébiscite sans
forcément en connaître ces péripéties.
Dailleurs Jack & Algernon, les deux amis qui ont respectivement
recours à un prénom demprunt pour mieux profiter de leur
double vie de jeune homme, quils se fassent appeler
« Constant » en français ou
« Ernest » en anglais, nest pas un problème
en soi puisque la confusion quils sèment autour deux
savèrent être en phase plutôt opportune; cependant
le véritable obstacle à leurs escapades est à rechercher
davantage du côté de la tante Lady Bracknell, prototype exemplaire
de la vieille aristocratie à cheval sur lensemble des conventions
anglaises avec lesquelles on ne transige point.
Les échanges sont savoureux comme une tasse de thé que les
années folles auraient catapulté au rayon de la perfidie cynique
la mieux partagée par cette société encore corsetée.
De fait, à défaut dêtre un refuge pleinement
garanti, « LImportance dêtre Constant »
est devenu, au diapason du spectacle vivant, une valeur éminemment
sûre.