Alors quun critique note en substance que - Maquiller
Luvre de Godard telle une voiture volée pourrait
sapparenter à une volonté dappropriation
esthétique illégitime - nous nous interrogeons sur les
intentions artistiques du metteur en scène Charles Berling.
Ne devrait-on point voir, au contraire, dans son remake façon
Théâtre, lhommage en toute humilité à un
film culte datant de 1962 qui tenterait d'éclairer, grâce à
un corpus idéologique et littéraire façonné par
les multiples personnalités ayant milité pour la libération
de l'être humain, ce qui, à l'époque, ne cherchait pas
tant la distance critique que le constat de laliénation ?
Une chose est sûre en cette veille de fêtes de fin
dannée 2021: Après avoir assisté à la
représentation, au Théâtre 14 si chaleureusement
rénové, de cette création selon une distribution ayant
partiellement évolué depuis 2019, lenvie spontanée
de revoir rapidement le film est patente avec notamment la curiosité
justifiée de comparer et d'évaluer la prestation de Pauline
Cheviller aujourdhui à laune de celle dAnna Karina
hier.
Bien évidemment, lune ne va pas faire de lombre à
lautre et vice versa mais lincarnation du rôle initial
« rejoué » dans le miroir du temps révolu
à travers une jeune comédienne déjà bien
installée dans le paysage théâtral est comme un appel
à la célébration du « mythe récemment
disparu » en même temps que la reconnaissance dune
performance remarquable en temps réel.
De plus, un véritable moment de grâce plane sur
lassistance au moment où cette comédienne se dédouble
en chanteuse envoûtante dun texte dont elle est lauteure.
Oui, Pauline Cheviller nous émeut à travers la palette des
sentiments, des postures et des implications quelle sous-tend. Elle
agit comme « révélation » de soi à
lautre !
De surcroît, celle-ci est particulièrement bien entourée;
en effet, chacun selon son style, Martine Schambacher et Sébastien
Depommier multiplient leurs interventions en cumulant brillamment les personnages
interlopes et contradictoires.
Celle-là en endossant la face diabolique et perverse des rapports
de force, celui-ci en sinvestissant dun genre à lautre
dans la maestria et lambiguïté féline.
Nico Morcillo, lui, adoucira ou soulignera les murs oppressantes
par des fugues venues dun ailleurs.
Tel un chemin de croix en douze tableaux, Berling reste conforme à
Godard jusquau dénouement tragique final mais, effectivement,
il sera accompagné comme en voix off dune pléiade
danges gardiens balisant de leur musique intérieure le faisceau
de questionnements sous-jacents au gré dune plus ou moins
cacophonique conscience collective reformatée grâce à
Virginie Despentes, Marguerite Duras, Henrik Ibsen, Bernard-Marie Koltès,
Griselidis Réal, Sophocle, Frank Wedekind, Simone Weil
A chacun donc dy trouver ses véritables repères et
ses lignes de fuite, car Personne en définitive ne détient
la potion magique du politiquement correct face à la domination de
lhomme par lhomme.
Il nen reste pas moins que le spectacle de Charles Berling est à
la fois vertueux, réfléchissant et percutant tout autant que
Pop, Kitsch et bluffant. Vive Godard !
Linterprétation et la mise en scène par David Nathanson
dun florilège de lettres écrites par François
Truffaut savère une formidable opportunité pour
découvrir ou relire le recueil de quelques 500 missives
rédigées entre 1945 et 1984 que Gilles Jacob et Claude de Givray
ont publié en 1993 dans lequel ce comédien/réalisateur
a puisé pour sélectionner et ainsi présenter certaines
selon une scénographie de Samuel Poncet où Antoine Ouvrard
en alternance avec Pierre Courriol les accompagne de ponctuations pianistiques
basées principalement sur les musiques des films de Truffaut dans
un spectacle intimiste présenté à la Manufacture des
Abbesses.
Lemprise sur le spectateur est fort réussie car David Nathanson
reste en retrait du personnage, ne cherchant en aucune manière à
incarner Truffaut voire limiter mais en revanche par les intonations,
la gestuelle, les silences, le rythme de la parole, le comédien ne
cesse de simpliquer dans le ton et lesprit de ces messages
écrits et ainsi retranscrits vocalement selon une palette de sentiments,
ressentiments, colère feinte ou rentrée, affections,
intérêts exprimés et autres impatiences dépeignant
ainsi de lintérieur un François Truffaut fort peu connu
des cinéphiles.
Lagencement scénique est notamment effectué à
laide de rétroprojections concernant des documents ou objets
vintage disposés à même une table basse circulaire
trônant proche dun confortable fauteuil doù le metteur
en scène peut réguler laction.
David Nathanson et son partenaire musical du soir emmènent ainsi
le spectateur dans un dédale de souvenirs faisant référence
à des gens connus, des évènements ciblés, des
faits culturels signifiants de telle manière que ce dernier pourrait
aisément y lire en surplomb sa propre souvenance cheminant sur les
rails de la mémoire collective, bien sûr cinématographique
mais surtout très imprégnée de littérature avec
grande ambition artistique.
Cela sapparente à une remontée dans le temps par strates
où la vie stimulée par la créativité au quotidien
prendrait lavantage sur tout autre considération.
En effet, François Truffaut, le nez dans le guidon de ses projets,
semble progresser au fil des difficultés, des obstacles, des
amitiés, des jalousies et surtout dans une sensibilité à
fleur de peau selon laquelle lécriture aurait la vertu
dexprimer les aléas autant que de les temporiser dans un flux
ininterrompu de sollicitations.
Cest à cet endroit que « les lettres », choisies
à dessein par le comédien pour un spectacle cadré selon
son rôle de passeur, pourraient faire place à la compilation
de Gilles Jacob suscitant, de facto, un impact démultiplié
pour peu que le spectateur, ayant été intrigué par la
sélection de ces courriers postaux vus et entendus avec fascination,
décide daller dans la foulée consulter lensemble
de cette correspondance.
En effet, cette publication révéle, à létat
brut, un chaos permanent et une motivation exacerbée selon des liens
professionnels et amicaux entrecroisés ainsi quautant
daffectivité que de désobligeance revendiquée
et assumée, bref un véritable arsenal qui pourrait
sapparenter aux échanges pratiqués sur les réseaux
sociaux contemporains à ceci près que la langue française
y serait maniée, certes dans un langage courant mais avec la
dextérité dun maître en subtilités variées
et perfides, étant lui-même plutôt amusé que
courroucé.
Au demeurant, tout en restant pragmatique, François Truffaut se
révèle impliqué dans un engagement existentiel au nom
dune approche véridique dont il souhaiterait ne jamais se
départir. Lextrait suivant tiré de la lettre envoyée
à Helen Scott, le 9 janvier 1961 peut donner une idée de ses
prises de position radicales et sans concession :
« Effectivement, Jeanne Moreau vient à New York vers
le 20 de ce mois, jignore avec quel Jules. Je lui ai parlé de
vous et elle ne demande pas mieux que de vous voir; elle vous décevra
peut-être, car jai remarqué que vous vous faîtes
encore pas mal dillusions sur les comédiens, acteurs et vedettes.
Quest-ce quil ne faut pas avoir dans la tête pour faire
ce métier-là ? Il sagit de se hausser sans cesse au-dessus
des autres, ce qui revient, au fond, à les rabaisser; au départ,
il sagit dune vocation, dune ambition assez pure, être
aussi bien que tel ou tel, puis mieux que tel ou tel, puis il sagit
de couler tel ou tel; les vedettes sont tristes, mais dune tristesse
dégueulasse.
Les vedettes souffrent parce quon les emmerde; quand on ne les emmerde
plus, cest encore pire. Elles travaillent huit heures par jour à
se détacher de lhumanité et elles prétendent ensuite
exprimer tous les sentiments humains. Je vous assure quaucune ne peut
racheter les autres »
Il faut comprendre que Truffaut népargne personne, pas même
lui-même, donnant ainsi limpression dêtre constamment
prêt à tout remettre en question jusquà sa
propre compétence et sa légitimité à faire des
films.
Cela crée une tension permanente mais paradoxalement salutaire
car, si le choix de Gilles Jacob a été de ne publier que quelques
réponses aux lettres de François, dans la seule perspective
de cohérence et à titre exceptionnel, cette correspondance
à sens unique a la vertu de susciter un quasi autoportrait évolutif
mais grandeur nature dun des plus grands metteurs en scène
français depuis son adolescence jusquà sa mort.
Il sagit dune autre époque au XXème siècle
mais dans laquelle on se déplace avec passion tant les motivations
sont arc-boutées à lambition de se dépasser
soi-même.
Félicitations à David Nathanson et sa compagnie davoir
ainsi su susciter un regain dintérêt pour cette correspondance
quil aura réussi à transplanter sur la scène en
éveillant lattention, ladmiration et lémotion
du public.
avec Kevin Garnichat, Alexandre Blazy, Matias
Chebel, Stefan Godin,Slimane Kacioui, Yoann Parize, Julien Saada,
Ludovic Thievon et musique live Julien Gonzales, Raphaël Maillet, Cecilia
Meltzer
Certes, au titre de « Lawrence d'Arabie » résonnant dans
les esprits comme le chef-d'uvre cinématographique ultime de
David Lean, place à lincomparable Peter O'Toole imprimant
l'écran onirique bien au-delà de son regard bleu en focal sur
l'infini !
Mais, désormais, place également à la
créativité théâtrale dEric Bouvron ne cherchant
aucunement à rivaliser avec ce prodigieux patrimoine mais bel et bien
à se mesurer à une non moins magnifique histoire d'hommes dont
les conséquences sociopolitiques sont plus que jamais d'actualité
dans notre monde globalisé.
Que ce soit en disciple de Mnouchkine ou en émule de Michalik,
ce sont bien entendu les palpitations de son récit qui serviront de
fil conducteur en temps réel pour élaborer le découpage
en de multiples scènes se succédant à vue sur le plateau
dans la perspective de stimuler l'imaginaire du spectateur toujours prêt
à suivre et à poursuivre les images suscitées grâce
à la pluralité d'évocations sensibles.
C'est d'abord et avant tout la musique qui prendra la direction de cette
épopée: Violon, accordéon et chant présideront
de concert aux percussions et autres bruits d'ambiance en créant
d'emblée depuis la première seconde du spectacle jusqu'à
sa dernière, un véritable envoûtement procédant
par vagues successives et récurrentes tout en distillant au cur
de la perception du public de mystérieuses vibrations spatiales venues
d'un impalpable néoromantisme oriental.
En leader de ces psalmodies lancinantes faisant écho aux envolées
chorales, s'élève la voix mélancolique et déchirante
de Cecilia Meltzer emportant toutes les réticences à résister
à l'appel du grand large désertique ou peut-être
à celles dune aspiration universelle.
Ces mélopées agissant telles le métronome du show,
le choeur des comédiens accompagnés des musiciens apparaît
comme emporté dans une chorégraphie céleste du verbe
et du geste par des fils invisibles les reliant à une sensuelle magie
métaphysique.
Au centre de l'action et de la réflexion, se dresse évidemment
Lawrence toujours au plus près de la cause humaniste briguée
affirmant ses choix citoyens et politiques.
Mais si l'Ambition et l'Idéal seront sans cesse convoqués
en ambassadeur de l'éthique identitaire et culturelle, c'est aussi
le mensonge et la trahison qui vont avoir rendez-vous avec la
« parole donnée » au risque de piéger à
son insu toute « noble cause » dans l'abîme de
la mauvaise conscience.
C'est, en effet, par-dessus les engagements de Lawrence vis-à-vis
des tribus arabes que s'est négociée, en sous-main au sein
des grandes puissances occidentales, une répartition des zones d'influence
et de domination qui se concluera en 1919 lors de la signature du traité
de Versailles à Paris en mettant ainsi à mal jusqu'à
nos jours, la création dune grande nation arabe unie et
indépendante.
Telle est donc, de facto, la réalité de l'enjeu avec laquelle
l'ensemble des Etats mondiaux auront dû composer, par la suite, pour
tenter de gérer leur stratégie géopolitique.
Le choix artistique de réunir sur les planches les deux musiciens
aux huit comédiens, tous mâles, jouant quelque quatre-vingt-dix
personnages incluant notamment des chameaux mais également quelques
rares rôles féminins est, sans doute, à inscrire dans
la cohérence esthétique délibérée dune
mise en scène dont il est manifeste que, face à Kevin Garnichat
(Lawrence) et en soutien autant quen contraste à ses acolytes,
la présence charnelle, dansante & vocale de Cecilia Meltzer est
en soi la tête daffiche charismatique de cette magnifique
réalisation dont la mémoire acoustique peut se prolonger
quasi ensorcelante.
avec
Claude Mathieu, Denis Podalydès,
Loïc Corbery, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Julien Frison, Marina
Hands et les comédiennes et les comédiens de lacadémie
de la Comédie-Française Vianney Arcel, Robin Azéma,
Jérémy Berthoud, Héloïse Cholley, Fanny Jouffroy,
Emma Laristan
A linstar de Pasolini engendrant son
« Théorème » christique se dressera
désormais, en exergue de la pièce de Molière initialement
interdite, Ivo Van Hove dont Le « Tartuffe » fait irruption
dans une famille déphasée à limage des
« Damnés » de Visconti.
Ce « Tartuffe ou lhypocrite », nayant
donc été joué quune seule fois à la cour
de Louis XIV, aura été reconstitué
« génétiquement » par Georges Forestier
selon trois actes auxquels Molière, sous la pression de la censure,
en aura ajouté deux autres supplémentaires pour perpétuer
les faveurs royales et laisser ainsi à la postérité
la version traditionnelle et patrimoniale de son « Tartuffe ou
limposteur ».
Assumant à rebours une véritable création, Ivo van
Hove avait toute latitude à semparer de luvre
« originelle » mise à lindex pour la parfaire
à sa mesure visionnaire et en extraire une projection névrotique
du syndrome familial destiné néanmoins au final à se
libérer pleinement de son carcan.
Cest histoire dune fascination collective à laquelle
tous les protagonistes souscrivent demblée plus ou moins dans
une ascension vers la conscience nécessitant dabandonner les
illusions auxquelles Orgon (Denis Podalydès), lui, saccroche
désespérément jusquà linstant
fatidique.
Cest le récit de lesprit critique devant remonter les
paliers des certitudes acquises dans ses interrelations dévotiques
trompées jusquà la méconnaissance de la
réalité tangible.
Et pourtant, on ne peut pas dire que Tartuffe (Christophe Montenez) fasse
beaucoup defforts pour abuser son monde, il aurait même tendance
à feindre lauto-dévalorisation en système de
conquête.
Ivo van Hove sappuie sur cet aplomb contradictoire en le
généralisant à chacun des membres de cette famille pris
dans un faisceau de rivalités imbriquées afin de susciter une
sorte descalade vers lenfer domestique.
Lensemble du dispositif scénique aura à charge de
baigner ce psychodrame sur un ring virtuel dans des lumières
hystérisées, des torches enflammées, des flashs disjonctifs,
des postures sarcastiques, des emportements démoniaques, des contorsions
diaboliques, des transes ensorcelées
Cependant toute cette agitation psychopathe semble mue par un mécanisme
dhorlogerie rituel à la manière des procédures
asiatiques codant les corps à corps sur tatami au rythme desprits
délibérément disciplinés par les règles
procédurales.
Chic et choc, tout sentremêle sous dominante de lâme
noire faisant de ces fulgurances impulsives des êtres que la raison
mystique pourrait maîtriser en dernière instance.
Cette lutte au sommet entre sérénité et
dégénérescence est orchestrée par lamour
libidinal qui sera appelé à sexprimer grâce à
tous ses agents transmetteurs avec comme juge de paix la confiance et
lamitié portées en emblèmes intransgressibles.
Marina Hands (Elmire) et Christophe Montenez sont convoqués à
des ébats torrides et sensuels pleinement stylisés et
chorégraphiés dans lextrême intensité des
tensions épidermiques.
Dominique Blanc (Dorine) poussera loutrecuidance à braver
frontalement lopinion du maître de maison pour oser lui faire
retrouver raison.
Loïc Corbery (Cléante) sévertuera sans cesse
à tenter de suppléer au commandement de ce vaisseau en perdition.
Claude Mathieu (Mme Pernelle) mettra en jeu son pronostic vital en
régentant son pouvoir matriarcal à laune dune
volonté absolutiste sans nuance.
Denis Podalydès sera lempêcheur de tourner en rond
affichant une extrême radicalité aboutissant à la perte
effective de tous ses biens jusquà lultime preuve sans
retour.
Le show est hollywoodien mais lindicible est constamment sollicité
pour scruter le mystère ambivalent des relations humaines en totale
désorientation.
Au demeurant avec la musique irradiante dAlexandre Desplat marquant
toutes les inflexions des pulsions en cours, le démiurge Ivo van Hove
réussit à fasciner de bout en bout les spectateurs tout en
les contraignant à réfléchir à laide
dintertitres introduisant chaque étape mentale de lenjeu
sur le « pourquoi » de linstant présent.
Ce va-et-vient dialectique entre soi « sous sécurité
relative » et les autres « pris dans la
tourmente » possède limmense vertu dincitation
à donner du sens à ce que chaque observateur voit, entend,
perçoit en temps réel du maelstrom ambiant tout en sachant
intimement que la mise en scène magnétique dIvo van Hove
ne fait, de toute évidence, que servir scrupuleusement lanalyse
comportementaliste de Molière au plus proche de la Lettre et
de lEsprit.
avec Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi,
Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Caïrat,
Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alison
Valence & les musiciens, Manuela Azevedo et Hélder Gonçalves
Mais que se serait-il donc passé si Lioubov avait fini par accepter
de se ranger au projet de Lopakhine en envisageant de transformer La Cerisaie
en parc de datchas pour estivants fortunés ?
Car force est de constater qu'au final de la pièce de Tchekhov
toute la tribu aristocrate devra quitter la résidence patrimoniale
et que seul, en définitive, Lopakhine, l'ancien Moujik ayant
escaladé les étages de l'ascenseur social, "héritera"
du domaine pour y régner en stratège financier.
Or celui-ci avait pourtant bel et bien proposé à Lioubov,
la maîtresse de maison endettée, d'endosser cette fonction
représentative alors que lui aurait été son zélé
régisseur exécutif.
Ainsi à rebours, saffiche donc un angle passionnant de cette
pièce ultime du grand dramaturge russe, mais Lioubov n'est effectivement
aucunement disposée à envisager et régenter la
métamorphose de La Cerisaie en parc immobilier; mieux vaudrait, en
effet, regretter tout le reste de son existence l'ancien monde avec ses valeurs
traditionnelles et son harmonie apaisante plutôt que de céder
aux sirènes de la rentabilité économique avec tout son
cortège d'aliénation existentielle et psychologique inhérent.
Ainsi le metteur en scène perçoit la démarche
sous-jacente de Lioubov non seulement comme une affirmation d'indépendance
mais également comme le désir inconscient daccepter de
changer la destinée semblant tracée davance par la
généalogie.
Cest pourquoi celle-là, plongée dans une apparente
hébétude bipolaire jusqu'à l'instant d'apprendre
l'identité du nouveau propriétaire, retrouvera peu à
peu ses réflexes fondamentaux au point dadmettre que désormais
elle dort beaucoup mieux.
De là à être enchantée selon l'idée
d'une nouvelle vie affrontée grâce au pécule
récolté par le fruit de la vente, il y aurait sans doute davantage
qu'une résignation assumée mais au moins l'amorce d'un réel
optimisme face à l'avenir de tous les membres du clan.
Accompagné de cet enjeu existentiel à la clef, il semble
cohérent d'adhérer à la vision de Tiago Rodrigues en
concédant que si une page est tournée autant qu'elle le soit
radicalement et de ne conserver la nostalgie que comme jardin secret, aussi
essentiel soit-il pour chacun.
En utilisant les vibrations psychédéliques d'une formation
rock intégrée à même la scénographie en
traveling sur des rails transversales de cour à jardin, le
réalisateur donne à chacun de ses comédiens le soin
de façonner son rôle à la mesure dune résolution
chorale passant d'un ressenti à l'autre, du monde d'avant au monde
d'après.
Dans cet écrin de lOdéon laissant se profiler
lintégralité du volume scénique sur lequel
sagence, initialement en rangées ordonnées pour devenir
monticule, une collection de chaises sous la veille de quelques lampadaires
improbables déplaçables sur roulettes, Isabelle Huppert nous
apparaît en état dapesanteur variant de la placidité
à la prostration parcourue par des cycles récurrents
dexaltation épidermique mais toujours habitée dune
langueur déterminée comme si le parcours inexorable proposé
par Tchekhov loin d'être un chemin de croix pouvait sapparenter
de préférence à une cure de jouvence forcément
salvatrice.
A ses côtés, se dépensant comme un beau diable, Adama
Diop prend le taureau par les cornes pour sefforcer de la convaincre
de cette formidable opportunité qui soffre à elle
dintervenir sur la fatalité de la déchéance
gestionnaire en adoptant un point de vue visionnaire adapté à
lair du temps nouveau.
Faisant de Lopakhine un personnage éminemment sympathique et
prévenant, Tiago Rodrigues renverse la table de la mélancolie
pour en présenter ce tableau futuriste aussi attrayant quune
maquette immobilière a le don de captiver limaginaire de son
potentiel acquéreur.
En présence de ces deux attitudes diamétralement opposées
semble s'élever non un mur dincompréhension mais bel
et bien paradoxalement un entre-deux magique où la dialectique affective
paraît lemporter sur toute autre considération tant est
quen définitive chacun est de fait persuadé quil
y trouvera à terme son compte alors qu'à priori lavenir
aurait pu prendre le visage de la continuité misérabiliste
plutôt que la fracture mobilisatrice.
Cest donc ici en « fanfare » et avec une
distribution multiculturelle de choc sous la houlette inspirée et
inspirante du tout nouveau directeur du Festival dAvignon que se
déroule le processus dexpropriation de La Cerisaie tellement
jouée de par le monde pour en parfaire, à linverse de
la majorité des versions qui en attisent son crépuscule du
paradis perdu, le concept de « Changement » vers un ailleurs
qui devrait être largement profitable à tous ses ressortissants
parvenus en confiance résiliente.