Au coeur du onzième arrondissement, l'Artistic théâtre
propose de nous faire frissonner dans le noir avec la piquante Agatha Christie,
figure incontournable du roman policier dont les intrigues ont fait les choux
gras de nombreuses adaptations cinématographiques ou
télévisuelles.
Bien que moins intense que celle des romans, l'écriture de pièces
de théâtre fut pour elle aussi une réelle source de plaisir.
'' La Souricière '' deviendra la pièce du théâtre
britannique la plus longtemps jouée.
L'auteur Gérald Sibleyras et la journaliste Sylvie Perez ont traduit
huit pièces originales d'Agatha Christie et les ont publiées
dans une collection créée spécialement pour loccasion
en 2018.
Frédérique Lazarini a opté pour '' Un visiteur inattendu
'' « car l'action démarre de façon fulgurante, aiguë
et fascinante en brisant les conventions habituelles de la scène
d'exposition ». (dixit F.L.)
Soutenue par la superbe scénographie de François Cabanat,
F. Lazarini a su rendre une ambiance macabre digne des films à suspens
des années 40-50, enchaînant les actes, bougeant les pions sur
le plateau au fur et à mesure des suspicions liées au
meurtre.
Douze coups de minuit en cette soirée de novembre, d'épaisses
nappes de brouillard enveloppent une belle et spacieuse demeure plongée
dans l'obscurité. Le décor est planté.
Un Individu égaré, vêtu d'un costume de tweed épais,
se guidant à l'aide d'une lampe torche ouvre le battant d'une porte
d'un bureau tapissé de livres. Dans un fauteuil roulant, un homme
d'âge mûr, un plaid sur les genoux est mort. D'emblée
un cadavre, et, dissimulée dans un coin, une femme vêtue d'une
robe de cocktail et d'un boléro assorti tient un revolver. Elle s'appelle
Laura Warwick, elle est la femme de la victime et s'accuse du meurtre. Tout
semble résolu et pourtant le mystère commence.
L'étrangeté vient d'abord de cet homme qui se présente
« Je m'appelle Michael Starkwedder. Je suis ingénieur. Je travaille
pour l'Anglo-iranienne. Je reviens tout juste en Angleterre ...»
Il va tout mettre en uvre pour fabriquer un alibi à cette
séductrice dont le charme désemparé le touche. Il ne
la croit pas coupable et jouera le rôle d'enquêteur en dépit
de l'inspecteur Thomas, au kilt gaillard et à la bougonnerie tonitruante,
arrivé sur les lieux pour démêler cet imbroglio
déjanté.
Bien entendu, on interroge tous les membres de la maison, la mère,
la gouvernante, le jeune frère, lamant, linfirmier. Richard
Warwick, ancien amateur de safari, était un être détestable,
au comportement odieux après un accident de chasse l'ayant
handicapé, cloué sur une chaise roulante. Tous pouvaient avoir
un mobile psychologique pour l'éliminer et les réponses
apportées par chacun sont souvent chargées d'ambiguïtés
soupçonneuses.
Est-ce une histoire de famille ? Ou bien le passé du défunt
qui resurgit après avoir tenté de l'enfouir. Car cet homme
était en plus coupable d'avoir renversé jadis, en état
d'ivresse avancé, un petit enfant. Et si le père était
revenu se venger ! Cette hantise plane sur tous et telle une menace phobique,
elle envahit les murs de ce huis clos au moyen de projections d'images d'enfant
qui passent et repassent comme une ritournelle obsédante.
La mise en scène de F. Lazarini prend un malin plaisir à
brouiller les pistes s'appuyant sur les vidéos de Hugo Givort &
Vardden qui glacent à souhait latmosphère angoissante
régnant dans cette demeure, accentuée par d'étranges
bruitages d'oiseaux qui rappellent bien entendu Hitchcock. (sonorisation
Henri Coueignoux).
Elle a su créer le climat cinématographique du film noir.
Outre le maître du suspense, on pense à '' Laura '' d'Otto Preminger
(1944) avec la sublime Gene Tierney. Similitude d'un prénom de femme
fatale, celle-ci a été découverte abattue d'une
décharge de chevrotine en plein visage dans l'entrée de son
appartement dès le début du film. Le lieutenant Mark Mc Pherson
enquête auprès de ses proches. Au fil de ses recherches, il
tombe sous le charme de la défunte Laura comme '' le visiteur inattendu
'' sous celui de Laura Warwick.
L'enquête se déroule exclusivement en intérieur
privilégiant les jeux de l'esprit à l'action, les relations
entre les êtres sont dominées par le mensonge et la manipulation
et vous donnent l'impression, en distillant des indices, de tenir un coupable
qui glisse entre vos doigts. Les suppositions se désagrègent,
le spectateur est tourneboulé tout le long de la pièce en attendant
le coup de théâtre final de taille. Mais chut.... on n'en dit
pas plus.
Les comédiens pataugent dans ces eaux troubles avec un malin plaisir
car l'humour bien british est présent et ils se délectent à
maintenir le suspense en nous menant par le bout du nez vers la solution
de lénigme qui les arrange. Chacun attire la lumière
sur son personnage avec plus ou moins de ruse.
Dans les somptueux costumes de Dominique Bourde, Laura a été
jouée initialement par la blonde Sarah Biasini puis actuellement est
interprétée par la très brune metteuse en scène
elle-même, Frédérique Lazarini, osant la passion et les
sentiments excessifs.
Pablo Cherrey-Iturralde est le jeune frère au tempérament
fébrile et tumultueux, Cédric Colas le visiteur élégant
par qui tout se déclenche, Antoine Courtray l'infirmier à l'humour
plus qu'inquiétant, Emmanuelle Galabru une nurse très
énigmatique, Robert Plagnol un amant ambitieux, Françoise Pavy
est remarquable dans le rôle de la mère déchirée
par l'amour pour un fils qu'elle sait avoir été ignoble envers
sa famille.
Stéphane Fiévet, à la large carrure, fin limier
de la police anglaise a été remplacé au fil des
prolongations successives par Guillaume Veyre, plus malingre mais néanmoins
très malicieux prenant à témoin le public.
Bravo à cette troupe dont le jeu parfois outré entraîne
le spectateur dans un labyrinthe machiavélique.
Frédérique Lazarini donne, cependant, en contrepoint toute
la place à la dérision et à l'ironie pour reconstituer
au fur et à mesure de la progression de la pièce le puzzle
qui s'est déconstruit dès l'apparition de la première
suspecte.
CatS / Theothea.com le 10/05/22